PÉRIGNAC : PAICHEL ET LES TERMITES DE VOIRPOU

Ce nom était bien étrange pour du sel?

- Tu es le seul à pouvoir t’introduire au paradis de Féerie?, demanda Mercéür.

- Oui, c’est préférable d’en interdire l’accès aux étrangers, lui répondit le nain. Sur Terre, il n’y avait qu’un couple au paradis et en fut chassé. Le mythe d’Adam et Ève te racontera ce qui est arrivé si tu lui en fait la demande. Tes amis les termites sont d’excellents conteurs et de précieux informateurs.

- Ainsi, tu savais que ces bestioles étaient les mythes de la Terre?

- Je sais tout à cause de cet arbre magique que je nourris avec du sel céleste.

- Si tu sais tout, je pense que c’est inutile de te raconter que j’aime une fée?

- Marianne est la fiancée de Bertal et tu as compromis leur mariage. C’est cela que tu désirais savoir?

- Que puis-je y faire à présent?, demanda le pauvre missionnaire.

- Il faut retrouver la confiance de Bertal si tu veux mon avis!

- Il me déteste...Je pense!

- Bertal est semblable à ton ancien patron sur Arkara. Il recherche le pouvoir et l’admiration. Je comprends son humiliation d’avoir été trompé par sa fiancée. En réalité, ce n’est pas cela qui lui fait le plus mal, mais plutôt que Marianne puisse préférer un simple étranger au plus grand des magiciens du pays. Il va donc falloir lui prouver que tu es plus puissant que lui. Avec ce genre d’être, il est inutile de chercher à l’émouvoir avec des sentiments. Il s’imagine posséder des droits sur cette fée à cause de ses talents magiques. Avec mon aide, tu pourras lui prouver qu’il se trompe puisque tu seras un sorcier encore plus puissant que tous les magiciens réunis. Bertal ne t’aimera jamais, mais te craindra trop pour oser ensuite te considérer comme un simple mortel.

- En somme, il faut qu’il s’imagine que Marianne ne pouvait résister à mon charme?

- Oh! Tu es vraiment très intelligent pour comprendre aussi vite mes intentions. C’est exactement ce qui pourra sauver la situation. Si Bertal croit fermement que sa fiancée ne pouvait te résister, il lui pardonnera son erreur et conservera précieusement son mépris à ton égard puisqu’il faut bien qu’il trouve un coupable dans cette affaire.

- Les autres magiciens vont le prendre en compassion et moi, en aversion!

- Mais tu auras sauvé l’honneur de Bertal et celle de Marianne.

- Oui, je suis disposé à suivre tes instructions pour libérer Marianne de sa prison.

- D’accord, je vais te guider au palais de la reine en demeurant invisible. Au moment voulu, je vais intervenir à ta place pour en mettre plein la vue à Bertal. Crois-moi, le nom du sorcier Mercéür demeurera un véritable mythe à Féerie après tes exploits. Avant de sortir de la grotte, as-tu un objet en particulier que tu aimerais apporter?

- Oh! J’oubliais cet os qui ferait le bonheur de Raisin-Grappe!

- Voilà ce que j’appelle penser aux autres, Mercéür. Regarde dans le panier qui se trouve près de l’armoire.

Le missionnaire trouva un os vraiment amusant au fond d’un panier d’osier. Il était de différentes couleurs étagées, semblable à une grosse réglisse rouge, jaune, verte et dorée. L’une des extrémités était noire et l’autre faisait penser à de l’ivoire. Notre homme voulut également apporter le panier d’osier, mais Tenga lui fit comprendre que les chiens Féeriens préféraient dormir sur le sol.

Mercéür sortit ensuite de la grotte pour emprunter un sentier qui menait à la cité de Pyr et celle d’Aqua. Alors qu’il discutait avec un être invisible, le chien à deux têtes vint rapidement à sa rencontre en compagnie de ses sept chiots qui couraient maladroitement derrière lui. La bête renifla de loin l’odeur de son ancien os magique, ce qui lui donna l’eau à la bouche.

- Tu as retrouvé notre os? , demanda la bête en haletant.

- Oui, je pense que vos chiots pourront également s’en servir pour s’aiguiser les dents. En passant, ils sont très beaux si vous voulez mon avis. J’en sais quelque chose puisque je dressais des chiens savants lorsque je vivais dans une cité de verre. Puis-je savoir lequel porte mon nom?

- C’est celui qui possède la petite queue rouge et qui marche les patte écartelées, lui répondit l’une des têtes en jappant fièrement.

- Pourquoi pas! Allons, attrapez-moi cet os mes amis!

L’homme le lança à bout de bras dans un champ et les chiens coururent à sa poursuite. Le missionnaire s’éloigna en riant de bon cœur. Il fallait passer devant le château des fées avant d’atteindre celui des magiciens. La cité d’Aqua se trouvait à quelques lieues seulement de la forêt de Voirpou. Afin de la protéger contre le dragon rouge, la jolie cité fut bâtie sur un rocher qui se dressait au milieu d’une mer tumultueuse. L’aspect extérieur d’Aqua ressemblait à un gros coquillage en forme de conque marine. Les murs qui l’entouraient étaient en coraux. Mercéür était fasciné par toutes ces fées qui volaient gracieusement autour du château comme des abeilles affairées. Il poursuivit sa route en longeant les rives d’Aqua pour finalement se retrouver en face du palais de Sornia. On aurait dit un château de cristal entouré d’eau. Sa lumière se reflétait sur l’onde jusqu’aux confins de cette mer. De loin, le palais donnait l’impression de sortir de la ligne d’horizon comme un soleil à demi voilé. Vraiment, les magiciens de Pyr pouvaient se vanter de posséder la plus belle cité du monde. C’était bien joli, mais comment faire à présent pour se rendre aux portes du château?

- Nous y sommes, dit le nain en demeurant invisible. Pour atteindre le palais, il te suffit d’avoir assez de pouvoir pour voler jusque là. Tout bon magicien voyage partout dans un objet qui le distingue en rang et en pouvoir. Bertal utilise une boule de feu, mais toi, je vais te faire voyager dans un éclair. Cela va faire son effet sur les magiciens.

- Un éclair? Pourquoi pas après tout!

L’entrée de l’étranger dans la salle du trône se fit d’une manière digne des meilleurs magiciens du royaume. L’éclair traversa la fenêtre et foudroya quatre magiciens qui étaient assis à la table d’honneur en compagnie de la reine et de Bertal. Puis, un bruit de tonnerre ébranla les murs avant qu’apparaisse Mercéür dans toute sa splendeur. Le nain puissant qui ne voulait laisser aucun doute dans l’esprit de Bertal pour qu’il admette la suprématie de son rival, fit en sorte de vêtir son protégé de superbes habits. Ainsi, sa longue robe rouge, pointillée de sel céleste força les convives à se protéger les yeux de leurs mains. Le sorcier était magnifique dans son jeu de rôle. Il se prenait vraiment pour le plus grand des magiciens en gesticulant avec grâce quelques passes devant ses spectateurs apeurés. Des jets de lumière sortirent de ses doigts et firent éclater les boules de feu qui protégeaient normalement son rival contre ses ennemis. Bertal tenta de se lever de table pour l’affronter en duel, mais se fit projeter au fond de la salle du trône dès que Mercéür souffla sur lui. Puis il sourit à la reine en disant :

- Voici celui que ton fils prenait pour un simple mortel, puissante reine de Féerie. Je suis Mercéür, sorcier d’un monde encore étranger à ton royaume. J’étais venu visiter ton pays sans aucune mauvaise intention lorsqu’une fort jolie fée me proposa de me conduire à ton palais afin que tu m’autorises à demeurer dans ton royaume merveilleux. J’avoue en avoir profité pour l’envoûter.

- Ne l’écoute pas, mère, ragea Bertal en revenant se placer devant son ennemi. Cet homme aime ma fiancée et cherche un prétexte pour la justifier. Crois-tu que je n’ai pas remarqué son regard lorsqu’elle se serrait contre toi comme une sotte conquise?

- Elle était envoûtée que je te dis! , clama son rival en le fixant dans les yeux.

Le fiancé entêté voulut le faire périr aussitôt en faisant signe à plusieurs magiciens d’utiliser leurs pouvoirs contre l’imposteur. Ils tentèrent de le faire reculer en lui lançant des billes de feu, mais celles-ci se transformèrent en simples boules de ouate dès qu’elles touchèrent leur cible. Puis, ils s’allièrent pour créer un rayon qui devait normalement pulvériser leur ennemi. Mercéür ferma les yeux et leva les bras au-dessus de la tête pour montrer à Tenga où il désirait faire dévier le rayon. Le plafond s’écroula sur les convives, tandis que la reine se glissa rapidement sous la table. Afin de mettre un terme aux attaques-surprises des magiciens, le puissant étranger les transforma en statue de sel. Sornia sortit de sa cachette lorsque Mercéür lui tendit la main en véritable gentilhomme.

- Je t’en prie, lui dit-elle en voyant son fils figé sur place au milieu des décombres, retire ton mauvais sort pour qu’il reprenne vie.

- Il ne s’agit pas d’un mauvais sort puisqu’il mérite un moment de réflexion, lui répondit le magicien. J’étais venu m’excuser, mais si les magiciens de ton pays veulent me combattre, je vais m’en retourner en vous transformant tous en crapauds!

- Non, pas en crapaud, c’est la pire insulte qu’on puisse faire à une reine.

- Je ne suis pas un sorcier maléfique pour prendre plaisir à détruire la liberté des êtres. Par contre, je dois m’assurer de réparer cette injustice envers la fiancée de ton fils.

- Je crois fermement que Marianne ne pouvait résister à tes pouvoirs terribles! Oui, si tu es disposé à t’en retourner sans nuire à mon royaume, je vais faire libérer la pauvre fée et tenter de la réconcilier avec mon fils.

- Je vais quitter ton royaume lorsque Bertal cessera d’exploiter les termites de Voirpou.

- Les termites? Mon fils ne m’a jamais mentionné l’existence de telles bestioles dans ma jolie forêt?

- De ce qui en reste, devrais-je dire. Ces insectes étaient des mythes que ton fils transforma en termites dans le but de détruire cette forêt magnifique. Est-ce vrai qu’elle était habitée par les fées de la Nature?

- En effet, mais depuis leur départ, je n’ai autorisé personne à y habiter. Il est dit partout au pays que je détestais mes sœurs de la Nature et que je les ai forcé à quitter la forêt de Voirpou. En réalité, nous nous sommes entendues pour mettre un terme à des querelles inutiles en exerçant nos pouvoirs dans deux mondes différents. Je suis la reine de Féerie et mes sœurs gouvernent les quatre éléments du monde des mortels. Elles opèrent également des prodiges dans la Nature.

- Pourquoi Bertal voulait-il détruire l’ancien royaume de ces fées si tu tenais à conserver cette forêt?

- Il voulait sans doute me protéger contre un retour éventuel de mes sœurs. Avant leur départ, nous gouvernions ensemble et cela créait toutes sortes de mésententes entre nous. Je pense que mon fils en avait assez de nous voir se quereller à propos de la couleur des fleurs ou de la forme des pierres. Je veux dire par cela que nos désaccords devaient sûrement nuire à l’harmonie du pays.

- Tu verrais donc d’un bon oeil que je quitte ton pays en compagnie de ces termites?

- Évidemment! Mais je ne peux leur redonner l’aspect qu’ils possédaient comme mythes. Il faudrait que mon fils accepte de retirer son mauvais sort.

- Si ton fils refuse de le faire, je le ferai en temps et lieux!

Mercéür disparut comme par enchantement et tous les magiciens revinrent à eux encore ébranlés par leur rencontre avec l’étranger.

- Bertal, dit la reine en serrant les dents. C’est toi qui prétendait que ce Mercéür était un simple mortel, n’est-ce pas? Je te conseille de revenir au plus vite à de meilleurs sentiments envers ta fiancée avant qu’elle décide de suivre ce puissant magicien dans son pays.

- Tu admets donc qu’elle l’aimait véritablement?

- Je n’ai rien dit de tel, mon fils! Songe avant tout à ce mariage qui réunira les deux plus puissantes familles du royaume. Tu deviendras le roi d’Aqua et le prince de Pyr.

Le magicien baissa les yeux et calma ses humeurs avant d’aller libérer lui-même sa fiancée.

Il lui dit d’un air embarrassé :

- Pardonne ma colère puisque j’ignorais l’identité de celui que je considérais comme un simple mortel. Il est venu s’excuser de t’avoir envoûté par ses pouvoirs.

- Mercéür est un grand magicien? , demanda la pauvre fée étonnée.

- Très puissant, vraiment très fort, presque autant que moi!

Mercéür se retrouva bientôt dans la forêt de Voirpou afin d’annoncer la bonne nouvelle aux termites. Le missionnaire voulut remercier Tenga de l’avoir soutenu en l’aidant à libérer Marianne et les mythes. Il le chercha partout autour de lui sans le trouver. Le nain l’avait quitté discrètement sans exiger la moindre reconnaissance. Le gardien du sel céleste se rendit de nouveau au palais de Sornia pour y rencontrer Marianne. Elle marchait paisiblement dans un magnifique jardin en songeant à son véritable amour. Elle était enceinte et caressait son petit ventre en souriant. Le nain demeura invisible pour lui parler.

- Hé! Bien, tu vas avoir un enfant de Mercéür?

- Oh! C’est toi Tenga? Je suis heureuse de te revoir. Les prédictions de l’enfant Manuel vont s’accomplir lorsque je vais accoucher sur Terre, n’est-ce pas?

- Oui, c’est moi qui veillerai sur toi jusqu’à ton départ. Ton fiancé va de nouveau se fâcher en réalisant que tu portes l’enfant de son rival, mais comme PÈRE DE PERLIN, je désirais qu’il soit lui-même le paternel de mon petit-fils que tu auras sur Terre.

Ainsi, Tenga était le véritable père de Perlin ou de Mercéür. Comme gardien du sel céleste et celui qui donnait tant de pouvoirs aux fées en remplissant leurs baguettes magiques, il va sans dire qu’il voulait la plus merveilleuse fée des eaux pour la mère de son petit-fils. Si on s’arrête un moment pour analyser la généalogie de Mercéür, on découvre qu’il était l’enfant d’une perle qui provenait de l’océan originel. Par conséquent, son essence était marine comme celle de Marianne. En devenant la nourrice de Perlin dans la forêt enchantée et ensuite la mère naturelle du futur missionnaire qui devait s’incarner sur Terre, l’essence marine demeurait entièrement intacte dans les veines de Mercéür. Tenga le savait si bien qu’il se croisa les bras lorsque son fils exerça ses pouvoirs au palais de la reine. En effet, Mercéür n’avait nul besoin de l’assistance du nain pour réaliser de tels prodiges. Il lui fallait seulement la confiance en lui-même. Ce missionnaire possédait bien d’autres pouvoirs qui demeuraient toutefois cachés dans son inconscient.

Le nain prit affectueusement les mains de la fée en disant :

- Marianne, il serait bon que tu saches que je n’autoriserai jamais Bertal à t’épouser puisque tu ne l’aimes pas. C’est suffisant pour que je maintienne éternellement cette dualité entre le feu et l’eau. La famille d’Aqua et celle de Pyr ne pourront s’entendre sur ce mariage.

- J’en suis très heureuse, répondit la fée d’un air soulagé.

- Pour t’éviter de devoir constamment affronter les humeurs de ton fiancé par alliance, tu pourras retourner dans la forêt enchantée. L’enfant Manuel te laissera regarder dans son grand livre lorsque tu désireras savoir ce que fait ton fils sur Terre. Comme mère, c’est évident que tu n’accepteras pas de quitter ce monde à moins de pouvoir suivre la vie de Fontaimé Denlar Paichel.

- C’est le nom que portera mon enfant sur Terre?

- Oui, il naîtra au moyen âge pour des raisons pratiques. Ta cousine, la fée Chastel y vit déjà et t’aidera à accoucher au manoir du Maître Roger. C’est le plus grand magicien du moyen âge. Tu seras fort bien accueillie dans cette maison médiévale située en Angleterre. Lorsque ton enfant sera au monde, tu devras le déposer dans le panier d’osier que je vais t’apporter avant ton départ. Lorsque nous étions dans la grotte, mon fils me l’avait demandé afin de l’offrir à Raisin-Grappe. J’ai trouvé un prétexte pour lui refuser ce présent qui deviendra un jour son berceau. Mon ami, Primus Tasal a bien voulu me le procurer pour les circonstances puisqu’il connaît déjà Mercéür et ses aventures sur Terre. D’ailleurs, il reviendra bientôt le chercher pour le reconduire sur son îlot intemporel.

- Le panier provient-il du moyen âge?

- Non, Maître Roger te reconnaîtra grâce à ce panier particulier que Primus Tasal a découvert sur le bord du Nil à l’époque de Moïse. Dès que tu arriveras sur Terre, les serviteurs de Chastel viendront à ta rencontre afin de te conduire chez ton protecteur. Tu demeureras trois mois dans sa maison avant que ton enfant soit confié à sa nouvelle nourrice. Je réalise parfaitement qu’il te sera difficile de l’abandonner, mais les Maîtres invisibles vont veiller sur lui. Ta cousine attendra ton départ avant de se rendre en France où elle déposera ton enfant sur le parvis d’une fort jolie église du Rouergue qui porte le nom de “ Conque ”. Des amis comprendront l’origine de ton fils lorsqu’ils viendront le chercher avec le panier. Ils savent déjà à qui confier ton enfant.

- C’est une fée?

- Non, dame Antoinette est initiée à la magie des fées de la Nature. Elle sera vraiment la meilleure des mères adoptives pour préparer ton enfant à sa vie sur Terre.

- Dois-je quitter seule Féerie?

- Non, je ne voudrais pas que tu t’égares entre les deux mondes. Je vais te confier un petit chien qui t’accompagnera partout et qui saura te guider sur Terre. Sois sans inquiétude car Boulette est un chien magique comme ses parents, Raisin-Grappe. Il est très intelligent et surtout d’une fidélité remarquable.

Mercéür raconta son aventure aux termites et de sa rencontre avec Tenga. Les mythes savaient tous que ce nain était le père du missionnaire mais que cela devait demeurer secret même sur Arkara. Ce n’était surtout pas dans leur nature de dévoiler des secrets aux humains sauf à travers des symboles. Lorsque notre homme leur demanda de lui raconter le mythe d’Adam et Ève sans lui cacher le contenu de celui-ci, il se fit répondre par un termite :

- Je suis le mythe de la fin du monde. Personne n’a besoin que je lui cache la vérité sur la fin des temps puisqu’il sait comme moi que tout ce qui existe dans le temps doit disparaître un jour ou l’autre. Il le sait, mais ignore tout de même de quel moment je parle lorsque je dis être la fin du monde. Un mythe est intemporel et c’est inutile de lui demander des précisions sur ce qu’il voit ou pense lorsqu’il te parle. Un jour, j’ai dit à un mortel que j’étais justement la fin du monde. Il s’est empressé de vendre tous ses biens afin de bien paraître devant l’Éternel. Comme la fin des temps n’arrivait pas, il se pendit après avoir réalisé qu’il avait tout perdu. Lui avais-je menti ou simplement révélé une vérité sur ma nature? Je ne peux me tromper en prétendant être ce mythe, mais un mortel est incapable de se projeter dans l’intemporel pour voir justement ce moment de la fin des temps. Je le vois et pourtant, je ne peux te dire quand cela arrivera dans le monde visible. C’est donc inutile de nous demander de te raconter une histoire temporelle comme celle d’Adam et Ève puisqu’elle est intemporelle comme celle de la fin des temps.

- Mercéür, lui dit le mythe universel, l’Homme se questionne depuis toujours sur son origine et sur sa raison de sa mortalité. Il meurt cependant à chaque seconde en passant d’un instant à un autre. Dès qu’une nouvelle pensée surgit dans son esprit, une ancienne disparaît de sa mémoire. La vie et la mort font partie de sa nature. Il se réincarne à chaque fois qu’il évolue puisqu’il n’est jamais le même à partir de sa naissance jusqu’à sa mort physique. Lorsqu’il passe de l’enfance à l’adolescence, il meurt une autre fois. Puis, il doit faire le deuil de sa jeunesse pour vivre sa vieillesse. C’est ainsi qu’il traverse le temps comme un étranger. Je te donne la véritable nature de l’Homme lorsque je te dis qu’il est un étranger dans le temps. Il vient d’ailleurs et c’est à toi d’en tirer tes propres conclusions sur le mythe de la chute de l’Homme et du paradis.

- Écoute, je vais te donner un simple indice qui t’aidera à comprendre la signification des mythes, lui dit Herso. On dit souvent que le temps passe, n’est-ce pas? Maintenant, si je te dis que le Maître du temps se nomme Chronos et qu’il aime dévorer ses enfants, comment interpréterais-tu cette définition?

- Je dirais que le temps est semblable à un monstre qui dévore ce qu’il met au monde.

- Voilà! L’Homme se fait dévorer par le monstre du temps. Il est comme un enfant dans la gueule de Chronos. Plusieurs ont vu dans cette image cruelle et mythique une divinité sanguinaire qui dévorait véritablement ses enfants. Il en va de même pour plusieurs mythes. Ils sont des images vivantes et non de simples contes sans fondements véritables. L’Homme possède deux natures : la première est celle de son essence originelle ou intemporelle et l’autre est sa nature prisonnière du temps. Il ne pourra jamais se connaître véritablement s’il nous rejette comme des histoires, issues de l’imagination fertiles des primitifs et des ignorants. L’évolution est une chose et la nature même de l’Homme est autre chose que des faits historiquement temporels.

- Tu veux dire que l’Homme ne pourra jamais se situer dans l’histoire de la Vie?, demanda Mercéür.

- Disons simplement qu’il devrait d’abord réaliser ce qu’il est comme essence avant de savoir ce qu’il fait dans le temps.

Les mythes discutaient encore avec le missionnaire lorsqu’une faille lumineuse s’ouvrit subitement devant eux. Un singe en sortit joyeusement en disant à son compagnon amnésique :

- Dis-moi Paichel, cela t’arrive souvent de t’amuser à fausser compagnie à tes amis sans avertissements? Je t’ai vu sortir du couloir comme une balle de feu! Si ton but était de m’impressionner, j’avoue humblement que tu as réussi ta sortie! J’ose croire que tu seras plus sage à présent.

- Je pense que j’ai compris la leçon : il ne faut jamais toucher aux images qui défilent dans le couloir intemporel.

- Parfait, lui dit le singe. Nous pouvons donc retourner à notre point de départ.

- En compagnie de mes amis?

- Les mythes?

- Pour un singe, tu as deviné qu’ils sont des mythes déguisés en termites?

- Bah, je sais vraiment beaucoup de choses, trop de choses sans doute!

Alors que Primus Tasal marchait sur sa grosse bille bleue, des sifflements stridents se firent entendre à travers les arbres de la forêt de Voirpou. Des centaines de serpents de la taille d’un homme se rapprochaient en crachant un terrible venin.

- Vite, cria le singe en roulant rapidement vers la faille, il faut fuir ces monstres qui veulent nous attaquer.

- Jamais, lui cria Herso avant de se transformer aussitôt en chasseur primitif.

Des centaines de termites en firent autant puisqu’ils étaient tous des héros mythiques. Parmi ceux-ci se trouvait le célèbre Hercule qui ne tarda pas à étouffer entre ses bras puissants le premier serpent qui osa s’approcher de lui. Herso en tua un autre en transperçant la tête du reptile de sa lance primitive. D’autres héros écrasèrent les bêtes avec des pierres. Les serpents ne firent aucune victime avant de fuir dans les bois.

- Je pense que Bertal voulait notre peau, dit timidement un mythe au missionnaire.

- Pourtant, la reine m’avait promis de vous libérer, répondit le pauvre homme étonné.

Les mythes savaient fort bien qu’ils n’étaient pas la véritable cible de cette attaque surprise, mais pour ne pas compromettre les missions de Mercéür, il ne fallait surtout pas lui révéler que Marianne était enceinte de lui. En effet, le magicien Bertal devint fou de rage lorsqu’il apprit que sa fiancée venait de quitter Féerie pour se rendre sur Terre en portant dans son ventre un enfant de son rival. Il envoya aussitôt des serpents magiques à Voirpou dans le but d’empoisonner Mercéür. Heureusement, cette attaque échoua et le missionnaire retourna sur son îlot intemporel en compagnie des mythes.

- Quel joli paradis! , s’exclama Herso en explorant l’île avec ses amis. Moi, c’est dans la forêt que j’aimerais vivre pour l’éternité.

- Moi, c’est dans ce qui ressemble au joli canton d’Atlantis, dit un autre mythe.

- Vous êtes libres de vivre où bon vous semblera sur mon île, dit Mercéür en souriant.

Il vit alors les termites se transformer en jolis papillons transparents d’une rare beauté et blancheur. Ils s’envolèrent bientôt en battant des ailes dans ce nouveau paradis intemporel. Mercéür remarqua que les petites étoiles du firmament s’étaient toutes rassemblées dans un coin précis du ciel. On aurait dit qu’elles désiraient attirer son attention dans cette direction où s’y trouvait la planète Terre. Une main vint se poser amicalement sur l’épaule du missionnaire juste au moment où il venait à peine de retrouver la mémoire.

- Bientôt, tu deviendras de nouveau amnésique mon brave ami, dit le Grand-Maître Lemu. Il faudra te rendre sur Terre dès que Marianne t’y fera naître.

- Bien sûr, il est même préférable d’oublier surtout ce que je dois quitter en venant au monde, lui répondit tristement le missionnaire. C’est peut-être une grâce de la Providence de pouvoir oublier son origine pour adopter la manière de vivre des mortels. Les mythes parlaient d’une essence de l’Homme qui était emprisonnée dans le temps et la matière. Je peux comprendre à présent la souffrance des âmes qui éprouvent la nostalgie de leur origine lorsqu’elles doivent vivre dans la chair. Leur vie sur Terre doit sans doute ressembler à cet enclos dans lequel tout est limité par les lois des mortels même si une âme est comme un oiseau naturel qui a besoin d’un vaste espace pour être libre.

- Ne sois pas si triste, dit Lemu en lui souriant comme un enfant. Tu auras l’occasion d’y apprendre à connaître le cœur humain et voir de toi-même où mène la folie des puissants de cette planète. Tu vas naître pauvrement et ton enfance ne sera vraiment pas facile. Dès ta première mission, tu passeras pour un insensé aux yeux des gens. Tu n’auras pas l’occasion d’apprendre à lire et à écrire. Tu seras un véritable clochard, c’est-à-dire, celui qui se trouve en bas de l’échelle sociale.

-Ah, tu fais vraiment tout pour me faire apprécier mon premier séjour sur cette planète d’après ce que je peux en déduire?

Lemu rit de bon cœur avant d’ajouter :

- Disons simplement que si tu vis dans l’aisance et le prestige, il se peut fort bien que tu oublies non seulement ta mission, mais surtout la misère des hommes. Au moment voulu, tu obtiendras la richesse, mais l’or va couler entre tes doigts comme de l’eau. Du plus riche, tu passeras souvent à l’extrême pauvreté. Je ne peux te révéler le contenu de ta première mission, sauf qu’elle sera plus amusante que dramatique. Nous serons là pour te seconder au besoin puisque ta fichue mémoire ne te servira pas à grand chose sur Terre.

- Oh! Je m’en sens déjà soulagé!

- Je tiens tout de même à t’avertir, Mercéür, que tu ne pourras jamais deviner notre présence. En t’incarnant, tu vas perdre tout souvenir de ta véritable nature olympienne, c’est-à-dire de ton origine immortelle. À présent, tu dois fermer les yeux et tu auras l’impression de dormir profondément.

Mercéür s’endormit paisiblement en souriant comme un jeune enfant. Il se réveilla en sursaut lorsqu’une main énorme le sortit de sa paillasse sans aucun ménagement.

- Je t’avais pourtant dit de surveiller le feu du fourneau, sale petit garnement. Il s’est éteint par ta faute et tu auras la fessée que tu mérites dès que je l’aurai rallumé.

- Oncle Albert, j’étais si fatigué…

- Tu n’avais aucune excuse, sinon d’être un sale paresseux que je nourris trop bien pour ce qu’il me redonne en ennuis de toutes sortes.

Le jeune garçon d’une dizaine d’années, même en pleurnichant, s’empressa d’aider son oncle à rallumer le fourneau. Le pauvre enfant devait dormir dans un coin de la forge et veiller une grande partie de la nuit afin d’entretenir la chaleur du gros fourneau pour qu’il soit prêt à fonctionner à l’aube. Le forgeron ne lui laissait que quelques heures pour dormir…et encore! Fontaimé Denlar Paichel vivait à Paris en compagnie de son oncle Albert qui l’exploitait comme un véritable esclave. Né en 1300, fils d’une mère inconnue, adopté par un homme qui se disait l’un de ses proches parents et travaillant misérablement dans sa forge, le petit insensé de Paris était vraiment très malheureux. Aucun enfant du voisinage ne voulait devenir l’ami de cet étrange apprenti de monsieur Albert. On disait qu’il parlait aux araignées de la forge, aux mouches et surtout aux rats qui fourmillaient au plafond de celle-ci. Des témoins virent même Paichel sauter sur un passant qui frappait du pied un rat blessé par la roue d’une charrette. Il s’empara de l’animal avant de fuir dans la forge. Son oncle le détestait puisqu’il passait son temps à lui faire honte. Que dire à des clients qui demandaient à voir le petit insensé qui prétendait comprendre le langage des animaux? On se moquait évidemment de l’apprenti en lui demandant si tel cheval parlait l’espagnol ou encore, si le chat de la voisine lui racontait ce que faisait sa maîtresse pendant la nuit? L’oncle riait des pires sottises de ses clients pour ne pas leur déplaire et frappait ensuite son neveu en lui criant : « Vas-tu cesser de me faire ridiculiser où s’il va falloir que je te coupe la langue pour t’empêcher de parler à tes maudites bêtes du diable? »

Le temps passait et Paichel était devenu un solide forgeron de dix-sept ans. Il travaillait comme trois hommes et mangeait maigrement malgré que la forge fonctionnait très bien. Son oncle était si avare qu’il lui arrachait même les quelques écus que lui donnaient parfois des clients à titre de pourboire. Un matin, une fort jolie dame se présenta à la forge en prétendant savoir travailler les métaux précieux. L’oncle Albert se montrait si vaillant et gentilhomme envers elle que Fontaimé ne le reconnaissait plus. Dame Marianne travailla quelques mois pour le forgeron qui lui avait même offert un coin de sa forge pour qu’elle puisse y réaliser des bijoux. Il faut admettre qu’il était plutôt rare de rencontrer un orfèvre féminin à cette époque, mais ce fut le cas. Le jeune homme souffrait en silence son amour envers Marianne. Son oncle l’était également et jalousait son neveu lorsqu’un sourire ne lui était pas adressé. Marianne n’avait même pas le droit d’adresser la parole à Paichel. Étrangement, cette dame disparut un matin après avoir confié son petit chien au jeune homme. Il s’appelait Boulette. On devine à présent qui était cette étrange dame au regard angélique. Ce que Fontaimé ignorerait toujours, c’est que sa mère vint à la forge dans le but de libérer du cruel Bertal. Celui-ci s’était donné le nom d’Albert, soit l’anagramme de son vrai nom. Le jaloux fiancé de Marianne s’était incarné sur Terre pour se venger de son rival en maltraitant son fils. Il était loin de se douter que Fontaimé était Mercéür. Il l’aurait sûrement crucifié!!!

Avant de poursuivre ce récit qui concerne la première mission de Mercéür sur Terre, il faudrait savoir ce qui arriva exactement entre Marianne et Bertal au moyen âge. La fée promit simplement à son ancien fiancé de l’accompagner à Féerie à la condition qu’il ne revienne jamais plus nuire à son fils. Le magicien accepta sa proposition puisqu’il s’imaginait pouvoir l’épouser de force dans son pays. Les Maîtres de l’invisible trouvèrent admirable cette mère qui était prête à sacrifier sa liberté pour protéger son fils. Par contre, ils refusèrent de laisser cette fée entre les mains d’un terrible jaloux et violent de nature. Ils demandèrent à Tenga d’intervenir. Celui-ci se servit des fées de la Nature pour empêcher Bertal de quitter la Terre en compagnie de Marianne. Le magicien avait choisi de conduire sa fiancée dans un bois situé à la sortie de Paris et ensuite de lui faire boire un élixir qui lui permettrait de quitter le monde temporel. C’est alors que les fées de la Nature s’approchèrent de lui en agitant leurs baguettes magiques tellement chargées de sel céleste que le Bertal fut incapable de bouger. Il se fit noyer dans un bain de poudre magique qui durcit ensuite comme du ciment.

- Il va demeurer figé dans la pierre jusqu’à la fin des temps, dit la fée Chastel à sa cousine.

- Cela signifie que je peux retourner dans la forêt enchantée? , demanda Marianne en pleurant de joie.

- Oui, retourne auprès de l’enfant Manuel qui t’avait laissé voir dans son livre fantastique ce que Bertal faisait subir à ton fils. Nous allons emporter la statue de ton ancien fiancé dans un parc où même les pigeons finiront par l’oublier avec le temps.

La fée quitta donc la Terre dès que ses cousines passèrent leurs baguettes magiques devant son visage. Fontaimé entendit dire que monsieur Albert préféra se suicider pour s’éviter des poursuites de la part de plusieurs clients mécontents lorsqu’ils réalisèrent s’être fait duper avec de faux bijoux. En effet, l’avare imitait joliment bien les bijoux précieux de Marianne. Il montrait les vrais joyaux aux intéressés pour ensuite les remplacer discrètement par des faux. Ce petit jeu dura assez longtemps pour que quelques seigneurs féodaux portent des plaintes officielles contre le forgeron et sa pauvre complice involontaire. D’autres langues de Paris disaient que monsieur Albert s’était suicidé après le départ de celle qu’il aimait. Quoi qu’il en soit, le forgeron demeura introuvable et on décida de saisir sa forge et tous ses biens. Fontaimé Denlar Paichel se retrouva dans la rue et mena une vie de clochard en compagnie de son chien Boulette.

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